[…] « Mais, maman! » et le ton est plus enfantin qu’à l’habitude, et mes papattes font mine de se taptap-er contre le sol (que je ne frôle pas vraiment) en signe de frustration. Je suis un adulte, c’est vrai, mais avec toi je me permets de manquer de cette maturité dont je dois faire preuve avec les autres. C’est peut-être là le gros avantage d’une relation parent-enfant, non? Je me cambre, comme si j’allais japper, mais seul un grondement sourd s’échappe d’entre mes lippes félino-canidées. Et puis soudainement, je me décambre, je me mets à courir autour de toi, ma queue frôlant tes jambes avec amour même si moi, je reste frustré de ce que tu viens de me dire. « Mais on doit passer l’Halloween ensemble » que j’insiste, cette fois ma voix prenant un ton plus désespéré.
Je viens me rassoir – comme si ce tout ce mouvement que je venais de faire m’avait permis d’exsuder une partie de ma frustration, pour me rendre un peu plus écoutant. Après tout, tu es mon parent d’amour, le seul que je connais. Je ne peux évidemment rien te refuser, pas pour ton plaisir en tout cas. Si tu veux aller à Everwilde pour le festival de la Citrouille Noire… je ne t’en empêcherai pas.

… ce qui ne m’empêche pas, par contre, d’exprimer ma frustration et mon désaccord. « C’est pas juste. Toi tu peux y aller comme ça, mais moi… » ma queue vient s’enrouler autour de moi, comme pour me masquer; « Moi je peux pas! » mes papattes viennent encore frapper dans le vide, ne produisent aucun bruit. « Oh, et puis… fait ce que tu veux! » et ça n’était pas sorti comme je voulais – j’ai honte, et plutôt que de m’excuser, de me reprendre, d’utiliser des mots d’adultes, me voilà qui prend plutôt la fuite. Je trouve le premier courant d’air qui passe, et je te laisse là, seule à l’extérieure de ta cabane, moi emporté vers les cieux… pour un moment.

Parce que je reviendrai, inévitablement.

Je n’ai pas dépensé beaucoup d’énergie pour me rendre dans le ciel, c’est vrai, mais je suis haletant alors que j’atteins les nuages, plus par la conversation qui tourne dans ma tête à toute allure que par réel effort physique. Je grogne et puis je souffle de l’air par mon nez, je roule dans les nuages et je laisse les gouttelettes froides me refroidir (sans jamais me donner froid – mon feu est puissant) un peu les idées. Ce que tu as dit est vrai; on peut y aller ensemble. On peut me trouver un costume, je sais que tu m’aideras à le faire s'il faut. C’est puéril.

C’est la peur.

C’est la peur parce que je ne peux pas te laisser y aller seul, mais que je ne peux pas y aller non plus. Parce que j’ai peur des frères et de leurs sentinelles; elles ne connaissent rien de ma forme de Qilin et je compte garder les choses ainsi, mais qu’en est-il de ma forme humaine? Ils ont eu huit ans pour l’apprendre par cœur, pour la photographier et l’étudier. Ils me connaissent et je tremble à l’idée qu’on puisse m’utiliser contre toi ou inversement; et par-dessus tout, qu’on veuille me faire signer le livre. Rien de bon n’arrivera si on y arrive.

Je laisse la rage s’exsuder de moi sous la forme de larmes qui viennent se perdre dans les gouttelettes de mon nuage, qui se met à pleurer lui aussi; je ne lui connais d’autre raison que le fait que c’est ce que les nuages font, au fond, mais une petite partie de moi se dit qu’il pleure avec moi, pour moi. C’est rassurant; mieux que de te faire pleurer toi avec mes craintes. Je préfèrerais largement que de craintes et de peurs et de troubles, tu n’en aies aucun; c’est bien impossible en étant mon parent, et pourtant je sais que tu ne voudrais pas que les choses soient autrement. Je ne sais pas ce que c’est d’être un parent, au fond, mais je le devine dans tes yeux et dans le ton de ta voix et dans ta manière de rire pour chasser mes soucis.

Alors je me calme; tu me manques déjà, n’est-ce pas bien terrible? J’aimerais t’emmener avec moi dans les nuages, un jour. Te montrer la beauté d’un ciel pur, et l’éclat des étoiles qui me gracient souvent de leur présence. Alors je prends une grande inspiration, je sèche mes larmes de crocrodile et puis je songe à ce que tu as dit. C’est toi qui as raison (toujours); alors j’attend un vent propice et je redescends de mes cieux pour gracier de ma présence honteuse la berge de ton Loch. « Maman » et je sais qu’il ne sert à rien de t’appeler, parce que tu sais surement déjà que je suis là (est-ce que ma voix porte au-delà du mur de l’eau, que je me demande), et pourtant je ne peux m’en empêcher, impatient alors que moi-même je t’ai fait attendre quelques heures avant de te retrouver.

Mais avant que tu aies le temps de sortir de l’eau, me voilà qui quitte la berge – pour où aller? Je me faufile dans une course folle (aux pas simulés avec tant de pratique pour épater je ne sais qui) et je cherche dans le sous-bois. Chercher et cherche, mais il est tard dans la saison; les chaleurs d’été s’en sont en allé, et le soleil est couché, et- « Oh! » je m’arrête dans ma course, le sous-bois illuminé des flammes bleues qui lèchent le haut de mon dos. « Je te ferai pas de mal, promis » et je ne suis pas sûr qu’il peuvent me comprendre, au fond, mais il m’est terriblement important de lui passer ce message – qui, au final, donnera l’impression d’être contredit puisque je viens le capturer dans ma gueule en un coup de crocs bien placé.

Mais ce n’est pas mon genre de faire mal à d’autres créatures – et ça, c’est un cadeau qui me vient de toi, j’en suis convaincu.

Je reviens à la berge pour te trouver. « Pmmphn » dis-je, la gueule fermée, pour attirer ton attention – mais oups, sa présence me chatouille le palais, et je finis par m’étouffer, ma gueule s’ouvrant en grand alors que je tousse et je crache, permettant au papillon de nuit brun de s’envoler doucement avant de venir voleter autour de toi; ma respiration se calme juste a temps pour qu’il vienne se poser sur mon museau (peut-être pour me dire qu’il comprend, qu’il n’a rien, ou alors pour me narguer), ce qui me fait éternuer un bon coup. « Oh non, c’est horrible, j’ai de la poudre d’ailes qui me colle au palais » et me voilà qui me roule au sol pour faire passer la sensation.

Vraiment, quel idiot je peux faire, parfois. Le genre de problème que personne d’autre aurait.

« Je voulais t’apporter quelque chose de joli » finis-je par dire, mes oreilles tendues vers l’arrière alors que je me plaque au sol comme si j’allais me faire gronder. « Mais je me suis rappelé que les lucioles, c’est surtout en juin ou en juillet, alors je me suis dit qu’il ferait l’affaire » quelle idée, franchement… et me voilà qui rampe au sol précautionneusement avant de venir m’enrouler dans tes jambes, manquant probablement de te faire tomber si tu bougeais un peu trop vivement. « Oh, il me donne une idée » dis-je en observant le papillon de nuit qui restait paisiblement en notre présence; « Je pourrais avoir des ailes de papillon, pour mon costume. Comme ça on dira que je vole et pas que je flotte. Tu en penses quoi? »

Oui; je commence par le mauvais bout, n’est-ce pas? Je ne me suis pas excusé, je ne t’ai pas dit que je viendrai avec toi au festival… mais est-ce que ces choses-là ont vraiment besoin d’être dites? Enfin, si; il faudra bien que je m’excuse. Mais avant, on parle de mon costume. C’est bien de faire les choses dans la désordre, parfois.

Je me roule au sol – et toi tu ris, ce même rire qui habille les beaux jours et les taquineries. Un autre s’en serait peut-être trouvé contrarié – pour moi, ce rire signifiait qu’au fond, tu ne m’en voulais pas, qu’au fond, tout était oublié. Tu t’abaisses à mon niveau, un geste maintes fois répété alors même qu’il m’est plus facile se me glisser à ton niveau qu’il l’est pour toi de descendre au miens. Dans ton vieil âge, est-ce que ce mouvement te causera des douleurs? En tout cas n’es-tu pas croulante encore, alors je me redresse (sans dignité aucune) et je m’approche de toi à petits pas dansants qui ne sont pas sans rappeler le Bambi dans la prairie. Je m’arrête avant d’arriver à toi; une courte pause dans un mouvement autrement fluide, l’instant qu’il me faut pour plonger les opales bleutées de mes yeux dans les couleurs nébuleuses des tiennes. Et puis je viens apposer mes pattes avant contre tes épaules, drôle d’imitation là que d’un mouvement parfaitement humain, et puis je viens glisser mon corps contre le tiens et je pose ma truffe humide et chaude contre la peau de ta joue. Le mouvement ne fait pas naturel à mon corps, qu’importe combien je le répète, mais à force il m’apporte du réconfort et j’espère qu’il en fait de même pour toi.

Je grogne un peu, l’air presque vexé de ce que tu dis. « Ça me donne des sentiments conflictuels, ça » dis-je simplement, un soupir quittant mon museau alors que je ferme les yeux à demi. Ma queue bat dans mon dos, par contre, énième signe que je m’amuse tout de même. « Ça me fait très plaisir que tu me considère comme un beau cadeau, Papa. Ça me fait moins plaisir de savoir qui m’a donné à toi, et surtout leurs intentions. Mais on dirait qu’ils ont oublié jusqu’à ton existence, et je suppose que c’est mieux comme ça. C’est quoi, l’expression qu’on utilise parfois? Ah, oui : même une horloge brisée affiche la bonne heure deux fois par jour. Quelque chose comme ça » c’est vrai que je ne tiens pas les frères Grimm dans mon cœur – surtout que j’ai l’impression que ce sont eux qui ont écrit mon histoire; eux qui m’ont affublé de ce corps ridicule, un corps de chimère plus qu’un corps de Qilin.

Mais qu’importe – ça m’arrange qu’ils aient oubliés que tu es de facto mon parent, le seul que je connaisse. Ça m’arrange, parce que je n’ai pas à avoir trop peur qu’ils trouvent ta cabane ou qu’on t’arrête juste parce que tu passes du temps avec moi. La vie serait bien trop vide sans toi dedans. « Tu n’as pas froid? » que je m’enquiers – après tout le Loch n’est pas chaud à ce temps-ci de l’année. Et même si le froid n’est pas quelque chose que je dois considérer pour moi, en tout cas je n’oublies pas toujours d’y penser pour les autres. « On peut en parler à l’intérieur » que je propose; il ne sert à rien de parler dehors (quand un seul coup de vent pouvait me porter loin de toi) si on peut profiter plutôt de la chaleur d’un feu de bois et du confort d’un canapé. Me voilà qui donne l’impression de trotter dans le vide, me glissant vers la porte d’entrée, mais préférant attendre que tu l’ouvres avant d’aller à l’intérieur.

Oh – je sais ouvrir la porte, même avec des papattes. Mais bon, ça reste ta cabane, aussi il me semble juste que ce soit toi qui ouvre le bal – comme un accord tacite du fait que je pouvais y pénétrer. « Pour mon costume, je pourrais faire un papillon géant, mais je crois pas que je pourrais passer ma fourrure pour celle d’un corps d’insecte » que je remarque, piaillant joyeusement en attendant que tu arrives à mon niveau. « En fait, les seules êtres que je connais qui ont des ailes, ce sont les fées dans certains livres pour enfant » livres que je connais par cœur puisque tu me les a lus; « Comme la Fée Clochette, tu sais. Quoique la fée Clochette est probablement plus proche d’une pixie. Enfin tu comprends! Et puis, comme je fais une petite humaine, je crois que ça donnerait du réalisme au costume. Mais après, ce qu’il faut en dehors d’ailes de papillon pour faire un costume de fée, je sais pas trop. En tout cas il faudra que je couvre mon visage, sinon on va me reconnaitre » et oui; presque difficile de croire qu’il y a une heure, je boudais parce que je ne voulais pas aller en ville. Là je suis plutôt en mode solution! Et puis tu es plus intelligente que moi, et tu connais plus de livres que moi, alors je suis certain qu’ensemble, on trouvera quelque chose de chouette et de… sécuritaire. Enfin; autant que faire se peut.