La plupart des histoires commence au début – c'est là une règle universelle, mais vraiment, où devrions-nous situer le début d’une histoire? Prenez la mienne; est-ce que mon histoire commence à ma naissance, est-ce qu’elle commence quand j’entre en scène, ou commence-t-elle quand on l’a écrite? Laissez-moi vous emmenez bien avant tout ça, à mon prologue, pour ainsi dire. Et avant qu’on ne me fasse de gros yeux : tout ce que je vous raconte ici, c’est ma version des faits, avec mes vérités (suppositions, diront certains), mes découvertes, tout le tintouin. Vous pouvez ne pas y croire – je sais que ça pu la théorie du complot, mais je n’y peux rien si les personnages mis en scène sont de vraies crapules.

Bref, le commencement. Je vous amène en 1986, octobre plus précisément, quand Morganna Grimhilde a refusé de signer le livre. Bien sûr, on a réussi à la convaincre (en lui mentant) de le signer au final, mais toute cette histoire ne fût pas sans mettre de la sueur au cul de deux personnes bien précises : les frères Grimm. Parce que jusque là leur règne sur Everwilde était incontesté (ou presque), parce que tout allait selon l’ordre qu’ils avaient prévus. Everwilde est le monde des contes, mais il est dirigé par ceux qui ont écrits lesdits contes (pas tous, mais suffisamment de contes, en tout cas). Vous ne voyez pas le problème que ça cause, ça? La corruption est évidemment rampante entre ces deux-là. On ne peut pas être en position de pouvoir comme ça sans que ça nous monte à la tête. Les humains n’ont pas mis des limites de termes sur les réélections pour rien, au fond ça leur fait au moins une bonne idée, ça. Les frères Grimm dirigent Everwilde depuis 1812 – plus de deux cents ans, maintenant. Ça n’a rien de bon.

Bref, comme ils avaient peur que ça donne des idées à certains, ils se sont mis en marche pour écrire. C’est, après tout, une activité qu’ils sont capable de faire avec un certain talent (…) En tout cas, ça n’est pas perdu pour moi que mon histoire commence tout juste après cet événement. Je le sais, je me doute parce qu’ils sont apparus deux ans plus tard avec un œuf – mon œuf. Le temps d’écrire l’histoire, de la voir prendre vie, et d’utiliser le puit des merveilles pour me retrouver. Et puis, une fois de retour à Everwilde, Jacob Grimm n’a même pas été foutu de s’occuper lui-même de mon œuf. Oh; c'est pour le mieux, j’aurais détesté l’avoir comme gardien, hein, je ne me plains pas vraiment, juste, clairement ici ils s’attendaient à avoir le beurre et l’argent du beurre. Je le sais parce que c’est Nessie, qui a été mon gardien, qui a joué le rôle de mère. On lui a donné un œuf et on s’est barré, sans trop d’explications, juste que quelqu’un devait s’en occuper.

J’étais, il parait, un gros œuf de Ceylonite noir-bleu agréablement chaud au toucher… en tout cas pour mon père. Moi, je pourrais parier que Jacob Grimm avait besoin de porter de mitaines à four pour me trimballer (mais j’ai aucune preuve, alors passons). La gestation de mon œuf prit du temps, beaucoup de temps; je n’ai éclos qu’en 1991, après tout. J’imagine qu’à un certain point, ça a dû leur foutre une chienne sans pareille, et ça, ça me fait un peu plaisir, je ne vais pas vous mentir. Je suis sorti de mon œuf museau devant, poil soyeux et deux ensuite, deux yeux qui cherchaient avec curiosité à faire du sens du monde au-delà de l’œuf. Et puis vinrent mes papattes, et finalement ma queue touffue, quoiqu’à cette époque là j’avais plus d’écailles que je n’avais de fourrure, et je n’avais certes pas encore mes bois!

J’ai grandi dans le bois dormant, plus précisément au Loch Nébuleux, avec papa Nessie. Oh! Tout ce temps passé à lui demander quand je serai aussi grand qu’elle; à lui demander quand j’obtiendrai la capacité de respirer sous l’eau, d’avoir une forme humaine… sans me douter une seconde que lui et moi n’étions pas de la même espèce. Après tout, les enfants grandissent et finissent inévitablement par ressembler à leurs parents, n’est-ce pas là une fonction immuable de la nature? Elle a bien dû m’expliquer, mais le cœur comprend ce que le cœur veut bien comprendre. Puis imaginez-vous ça : Nessie, avec une échappe de portage, qui me trimballe partout « parce que je pourrais m’envoler au moindre coup de vent ». Mignon. Adorable. Sensationnel. Les photos sont là pour le prouver.

Puis à mes onze ans vint le temps d’aller à l’école – quelle époque déchirante comme tout. Devoir quitter la seule famille que j’ai connu me paraissait impossible. De devoir assister à des cours au lieu de courir dans les bois me rendait agonisant de détresse. Mais si on m’a appris une chose, avant même mon arrivée, c’était que je devais cacher ma nature. Je n’allais pas être la seule créature qui intégrerait le cursus, mais c’était mieux, dit-on, que je prétende être… humaine. Ou humaine, plutôt. Je reçu ma première cargaison de potions de transmutation, gracieuseté des Grimm, quelques jours avant mon arrivée. Même pas de quoi maitriser le fait de marcher à deux pattes plutôt que quatre, à vrai dire (encore heureux, je lévite). Je savais lire parce que maman m’a appris, au moins j’avais ça pour moi. Apprendre à écrire fût un enfer, mais j’y suis arrivé. À vrai dire, j’ai découvert qu’avec un peu de ténacité, il n'y avait pas grand-chose qu’on ne pouvait pas accomplir de manière modeste.

Bien sûr, durant mon parcours scolaire, j’ai bien entendu posé mille et une questions sur mon histoire. Sur ce que j’étais, même, maintenant que je savais que je n’étais pas un monstre du Loch comme papa. Des questions pour savoir ce que je suis (des réponses multiples), des questions pour connaitre mon histoire (des réponses vagues, hésitantes). D’abord avec enthousiasme; et puis, avec le temps qui passait et les réponses qu’on me donnait, avec appréhension. Parce que j’ai mes propres théories sur mon histoire – et sur ceux qui l’ont écrite. Mais allons-y comme ça; je suis un Qilin. Ça je le sais parce que je suis pensé et écrit pour annoncer un temps de paix. C’est ce que je suis : le faire-valoir d’une histoire. J’apparait, j’annonce, et je repars dans l’oubli. Ce n’est pas moi le personnage principal de mon histoire. Je n’en suis, tout au mieux, qu’un figurant aidant.

J’étais dans la filière du bien, parmi les héroïnes et les preux chevaliers – mais je n’avais que pour moi ma bonté de cœur. Un rôle de trois fois rien (que je me disais – maintenant j’en comprend mieux les tenants et aboutissants). Qu'est-ce que je faisais donc à Everwilde High? Il ne me semblait pas qu’on y invitait n’importe quel personnage. Passons. Je suis un Qilin, mais quelque chose me tracassait avec cette réponse – parce que d’autant que j’aie eu la chance de lire des histoires qui parlent de Qilin, de Kirin, de Gilen (toutes des variantes du même concept), la vérité c’est que je ne ressemblais à aucun d’entre eux. Je suis une chimère; ça j’avais ça en commun avec eux. Mais mon apparence ressemblait plutôt à l’idée qu’on pouvait se faire d’un Qilin quand on ne savait pas totalement ce à quoi ça pouvait ressembler. Des écailles ici, des bois là, une fourrure qui bouge parfois comme du feu… ça prend des inspirations tantôt dans la variation Thaïlandaise et parfois même dans une représentation bien éloignée qui vient de Perse.

Je suis une esquisse – mais franchement, ils auraient pu se forcer un peu pour se renseigner. Là ça fait carrément « je me suis réveillé à une heure du matin avec cette idée et je dois l’écrire avant de l’oublier » après avoir lu une encyclopédie sur le sujet. On peut dire que je suis la version européenne du Qilin. Quelle horreur, vraiment.

Puis je ne pourrais pas dire quand les potions ont commencé à faire des siennes; vers la fin de la cinquième année à Everwilde high, je crois. Parait que c’est rare, mais qu’à force d’en prendre à outrance, que c’était une possibilité. Maintenant les potions de transmutation me durent moins longtemps, et auront tendance à ne pas me transformer complètement; des écailles ici, des yeux sans pupilles là, des cheveux qui ressemblent à ma fourrure, ou des mains complétement noires comme mes pattes. Rien de grave. ‘Fin sauf si on compte que je ne peux pas vraiment aller dans le monde des humains dans cet état, mais ce n’est pas comme si j’avais eu envie d’y aller de toute manière. Et puis, y'a des jours où ça pose moins problème que d’autres.

Puis vint 2008, avec la belle au bois dormant qui a refusé de signer le livre. Moi qui avait déjà des idées toutes faites de ma destinées – je déteste l’idée de non seulement être là pour faire valoir le règne de quelqu’un, mais qui plus est, de le faire sans avoir mon plein libre arbitre. Il y a deux choses à savoir par rapport à ça; que d’un, si la personne que je dois supporter est digne, que je le ferai, mais en mes propres termes. Et de deux, que si la personne que je dois supporter est digne… et bien, elle n’aura pas besoin de mon passage pour faire ce qu’elle a à faire. Je suis là pour annoncer, peut-être, mais ce n'est pas moi qui rendrai le règne de cette (de ces) personne prospère. Alors pourquoi se plier au destin quand il est superflu de toute manière? Et en se voyant comme ça, vous vous doutez bien que l’année d’après, je n’allais pas signer le livre, hein.

Mais je savais – oh je me doutais bien que les frères avaient un parti pris quant à ma signature du livre. Certains ont plus de chance que d’autres – moi, je ne pouvais me permettre de me mettre en position où je serais contraint à signer. Alors j’ai fait ce que toute personne dans ma situation devrait faire : j’ai tout laissé derrière et j’ai fuis. Pas le jour de mon anniversaire (ça aurait été trop dangereux), mais la semaine d’avant. De quoi me donner une longueur d’avance, vous voyez? Je suis allé d’abord voir Nessie, parce que je ne voulais pas qu’il s’inquiète. Et puis je suis parti pour un temps vivre dans les nuages au-dessus d’Everwilde, porté par le vent. J’y vis mon exil depuis – recherché par les Sentinelles pour des raisons évidentes. Non capturé jusqu’en date pour des raisons tout aussi évidentes (ou, pour ceux qui ne trouvent pas cela évident : je vis dans les nuages, d’un. De deux, je vais rarement en ville. De trois… j’ai mon feu. Ce ne sont pas des impurs comme Raul ou Dutch qui m’attraperont de leur vivant… ou ce qui leur sert actuellement de vie, en tout cas.

C’est ce qui m’a mené à rencontrer les Lucioles, et puis de fil en aiguille, Natsya; pas vraiment humaine, à la fois mieux et à la fois pire, pour moi elle est l’hiver et l’hiver, même dans sa cruauté, est aussi resplendissant que naturel. Je me suis attaché, même si je n’approuve ni sa compagnie (en général), ni ses méthodes. Mais j’en suis devenu le « parrain » de son enfant (que j’aime de tout mon cœur, avec sa belle petite bouille), alors c’est dire. C’est bien le seul être (son fils, j'entends) pour qui j’accepte non seulement d’aller à Everwilde, mais également de me promener dans le quartier du mal…

1998 : Nessie reçoit un œuf de « Qilin »
1991 : Éclosion de l’œuf
2002 : Potions pour aller à Everwilde High
2007 : Dévellope une réactionx aux potions. Elles deviennent moins efficaces.
2008 : La belle au bois dormant qui ne signe pas le livre
2009 : Fugue une semaine avant d’avoir à signer le livre avec l'aide d'Aubain. Ne signera pas le livre.
2009 - Aujourd’hui : Nocti vit dans les nuages au-dessus d’Everwilde, plus précisément au-dessus du Bois Dormant.